Le guitariste et luthiste David Jacques est titulaire d’un doctorat en interprétation de la musique ancienne (D.Mus. guitares et luths) de l’Université de Montréal. Il a d’abord étudié la guitare classique au Cégep de Sainte-Foy, à l’Université Laval et au Conservatoire de musique de Québec. Il a collaboré à plus de 50 enregistrements sous étiquettes XXI-21, ATMA, d’Oz et Analekta, dont plusieurs ont été nommés à l’ADISQ, aux JUNO, aux prix Opus et aux ÉCHO Classik. Ses disques Pièces de guitarre de Mr Rémy Médard (2008), Tango Boréal (2012) et Pampa Blues (2014) lui ont notamment valu des Prix Opus. 14 Histoires de guitares, son plus récent enregistrement chez ATMA Classique paraîtra le 24 janvier 2020.
1. Comment la musique est-elle entrée dans votre vie?
J’avais sept ans quand mes parents m’ont proposé d’apprendre un instrument de musique. Dans la petite localité où j’ai grandi les choix étaient limités : on enseignait alors le piano ou la guitare. Comme mon père était un guitariste amateur, il m’était plus naturel de choisir cet instrument. La musique n’a été qu’une activité parmi tant d’autres jusqu’à l’adolescence où j’ai commencé à l’apprécier davantage et à y consacrer plus de temps.
2. Qui a été votre mentor le plus important, sur le plan musical ou autrement?
J’ai toujours de la difficulté à répondre précisément à cette question, puisque j’ai su m’inspirer ou tirer des leçons de tous les professeurs que j’ai eus. Je crois avoir été en général un bon étudiant, dans le sens où j’étais conscient que j’avais toujours quelque chose à apprendre. Je pense tout de même à certains professeurs qui ont été là à des moments importants de ma vie. D’abord Benoit St-Michel, à Québec, qui m’a enseigné pendant mon adolescence et qui m’a fait aimer la guitare classique. Je jouais déjà la guitare depuis plusieurs années avant de le connaître, mais c’est lui qui m’a fait découvrir le répertoire avancé et les grands interprètes. Ensuite, j’ai connu Claude Gagnon au Cégep de Ste-Foy avec qui je me suis lié d’amitié. On a passé souvent des soirées à philosopher sur la musique. François Leclerc, à la même époque, qui m’a fait découvrir la musique ancienne sur instruments d’époque. J’avais assisté à un de ses concerts historico-musical et j’aimais imaginer que ma carrière pourrait prendre cette direction. J’ai aussi été inspiré, à différents niveaux, par tous les collègues que j’ai côtoyés. On apprend énormément en écoutant ou en accompagnant des artistes qui jouent un instrument différent du nôtre. Tout ce que je n’apprenais pas à l’occasion de mes cours de guitare, je l’apprenais avec ces collègues. Il y a tant de choses qui ne s’apprennent pas à l’école…
3. Dans votre nouvel enregistrement pour ATMA Classique, vous utilisez 14 guitares de votre collection privée, laquelle comprend des instruments rares fabriqués par les meilleurs luthiers des quatre derniers siècles. Comment avez-vous commencé cette collection?
J’ai toujours aimé collectionner les « vielles choses ». Plus jeune c’était la monnaie canadienne, les cartes de sports, les roches et fossiles, etc. J’avais l’impression de tenir dans mes mains une partie de notre histoire. C’est d’ailleurs ce qui m’a mené à l’étude de la musique ancienne. Au fil des recherches on apprend à comprendre ce qui a fait évoluer la musique et notre instrument. L’évolution de la guitare est fascinante! Pendant vingt ans j’ai étudié, aimé et joué cette musique du passé sur des instruments modernes, construits à partir de modèles anciens. Jamais je n’avais pensé qu’il était possible de travailler sur des instruments originaux du XVIIe siècle. Pour des raisons qui m’échappent, les guitaristes jouaient rarement des instruments plus vieux que 20 ou 30 ans. On entendait dire qu’au delà de cette durée, une guitare était « morte ». Maintenant je sais que pour aimer les guitares anciennes il faut simplement mettre de côté nos références modernes et réapprendre à écouter. Il y a deux ans je me suis lancé dans l’achat d’une guitare de 1829. Et boum! Ça a réveillé cette passion pour les collections d’objets historiques. J’ai ensuite fait une acquisition importante : une guitare fabriquée par Alexandre Voboam vers 1665 (je jouais sur une copie depuis 15 ans!). Les occasions se sont ensuite succédées. Je me suis alors mis à rêver à un grand projet de concert complètement fou et improbable : réunir sur une même scène les guitares fabriquées par les luthiers qui ont maqués son histoire et présenter un répertoire qui puisse les mette en valeur. Deux ans plus tard c’est exactement ce que j’ai réussi à faire. Ce projet 14 Histoires de guitares est tout simplement unique. C’est le résultat du rêve un peu fou du musicien-entrepreneur, collectionneur et passionné que je suis.
4. Y a-t-il une guitare que vous cherchez à obtenir depuis longtemps pour compléter votre collection?
L’idée n’est pas d’avoir le plus de guitares possible et je dois dire que ma collection est d’abord liée à mon projet Histoires de guitares. Ça peut paraître contradictoire, mais je n’ai pas tant d’attachement pour les objets. Ce qui m’intéresse c’est davantage ce que représentent ces guitares au niveau historique. Ça me fait rêver et ça influence directement ma créativité. Pour le moment, je me concentre sur les guitares pré-1900. Évidemment il y a d’excellents luthiers au XXe siècle, et ma Daniel Friederich 1972 est une vraie perle! Mais je préfère les instruments plus anciens. Si le père noël m’entend, je lui demanderais volontiers une guiterne (guitare du 16e siècle). Il y a en a quelques unes, dans des collections privées et des musées. À ma connaissance, personne ne joue en concert sur une guiterne originale. Celles fabriquées par Belchior Diaz vers 1580 sont très jolies! (je joue d’ailleurs sur une copie fabriquée par Claude Guibord. C’est la seule copie sur laquelle j’accepte de jouer, comme si je savais qu’un jour elle serait remplacée par une originale…). Et tant qu’à rêver, Stradivarius a construit quelques guitares. Seulement six sont connues…
5. Votre nouvel enregistrement s’intitule 14 HISTOIRES DE GUITARES. Quel genre d’histoires ces instruments racontent-ils? Que révèlent ces histoires au sujet des anciens propriétaires de ces instruments et des luthiers qui les ont fabriqués?
Les guitares racontent toutes sortes d’histoires, d’abord celles des différents propriétaires qui se sont succédé. Par exemple, Antonio de Torres été fabriquée la guitare SE109 pour la gardienne de ses enfants. Il lui a offerte en 1887. Elle est restée dans la famille de la jeune femme pendant des décennies avant que j’en sois propriétaire. Ensuite, elles racontent l’histoire du luthier et du contexte dans lequel il a vécu. Par exemple, au sujet de ma Pracht 1776. Bien qu’ayant une jolie signature, Pracht n’en est pas moins probablement quasiment illettré. Il se rend chez un imprimeur pour commander les étiquettes qui vont garnir l’intérieur de ses instruments. Pracht lui demande d’inscrire « fabriquant de guitares », mais avec un tel accent que l’imprimeur lyonnais va comprendre «fabriquant d’équitards», en phonétique, sans se demander un instant ce que pouvait bien être un «équitard». Le luthier ne se rendra pas compte de cette erreur et la guitare porte encore aujourd’hui cette étiquette. Finalement, elles racontent des histoires de musiques. Lorsqu’on joue par exemple la musique de Fernando Sor sur une guitare Lacôte de 1835 en sachant que le compositeur jouait sur ces guitares, c’est l’imaginaire qui crée l’histoire. Ces images mentales nourrissent chez l’interprète la créativité.
6. Y a-t-il une pièce en particulier – une transcription ou une œuvre originale pour guitare – que vous rêvez de présenter en concert ou d’enregistrer?
J’ai une routine depuis longtemps. Tous les jours je lis du répertoire pendant environ 30-40 minutes dans des archives musicales. Je ne sais jamais ce que je vais trouver. Je découvre des compositeurs et des musiques dont la plupart ignore l’existence. Presque chaque jour je trouve au moins une pièce qui m’interpelle et que j’aimerais enregistrer. D’ailleurs j’enregistre presque systématiquement mes trouvailles, je les rends publiques sur mon compte YouTube. Alors, dans cette perspective de perpétuelles découvertes, je ne peux pas dire que j’ai une pièce « culte » que je souhaiterais enregistrer ou jouer. J’aime changer de répertoire constamment et dépoussiérer des pages oubliées. Je suis un peu un archéologue de la musique!
7. Quel est le conseil le plus précieux que vous donnez à vos élèves?
J’aime bien cette citation de John Lennon qui disait : « pendant que les autres y pensent, moi je le fais ». Les écoles de musique sont pleines de penseurs et d’artistes qui ont des idées. Mais peu passent réellement à l’action et osent prendre les risques qui s’imposent pour matérialiser leurs idées. Une autre chose que je trouve essentiel c’est de savoir se spécialiser tout en étant polyvalent et ouvert d’esprit. Ouvert au niveau des styles musicaux, mais aussi des projets qui nous sont proposés.
8. Si vous n’aviez pas eu la possibilité de faire une carrière musicale, où en seriez-vous aujourd’hui?
J’ai de l’intérêt pour plusieurs choses. Je suis capable de m’imaginer exerçant diverses professions qui n’ont rien à voir avec la musique. D’ailleurs j’ai fait des études universitaires de Droit, de comptabilité, de finances, de management, et aussi d’enseignement. En outre, j’ai suivi des formations en mycologie. J’aurais aussi aimé étudier l’archéologie, l’histoire et la géologie. Je crois que le lien entre ces différents intérêts c’est la curiosité. Je suis curieux et j’aime bien comprendre le monde qui m’entoure et pouvoir en discuter avec un minimum de connaissances.
9. Quels autres projets envisagez-vous?
Ce disque « 14 histoires de guitares » est la continuité du concert « Histoires de guitares » que j’ai créé il y a deux ans. Les retombées de ce projet un peu fou sont bien au-delà de mes espérances. J’ai donné environ 100 représentations en peu de temps, surtout au Québec. J’aimerais développer en Ontario, dans les provinces maritimes et dans les états du Nord-Est des États-Unis. Évidemment, le transport de 14 guitares rend les très longs trajets plus compliqués, d’où ces régions ciblées. Mais je constate beaucoup d’intérêt à l’international pour des concerts solos sur une ou deux de mes guitares de collection. Je suis à organiser une grande tournée en Australie et en Nouvelle-Zélande pour 2020. Aussi, plusieurs concerts se confirment en Europe et aux États-Unis. Pour diversifier mon offre, je travaille présentement à moduler le projet « Histoires de guitares » pour pouvoir l’offrir avec orchestre et en formule de musique de chambre. Je suis aussi à développer « Histoires de guitares pour enfants », sous forme de conte-musical. Je souhaite aussi adapter le concert aux événements corporatifs. Bref, l’idéal est de rejoindre le plus vaste public possible dans un périmètre géographique restreint.
10. Y a-t-il autre chose dont vous aimeriez informer nos lecteurs?
A) Je suis le type d’artiste qui, tout en sachant qu’il y a toujours place à amélioration, est capable d’être fier de ses réalisations. Lorsque je regarde les photos de la pochette de ce disque « 14 Histoires de guitares », que j’écoute les différents timbres des différentes guitares et du répertoire que j’ai, pour la plupart, découvert récemment : je suis fier. Je suis du type un peu excessif et j’aime aller au-delà des objectifs que je m’étais fixés. Au départ je voulais enregistrer sur 4 ou 5 guitares. Je trouvais que ce serait incroyable. Au final, c’est 14 guitares qui se révèlent sur ce disque. C’est un très beau disque et un concept unique qui plaira aux amateurs comme aux professionnels, j’en suis convaincu.
B) Rémy Médard, compositeur et guitariste du XVIIe siècle a écrit cet avertissement dans son Livre de pièces de guitares 1676 : « Ceux qui aiment le bruit ne trouveront pas ici leur compte… ». Je trouve cette citation formidable. Ce disque, 14 histoires de guitares, est plein de douceur. Les pièces plus lentes laissent le temps à l’oreille d’apprécier le son de l’instrument. Il y a sur le disque des pièces qui sont plus allantes, mais ma préférence va à la lenteur.
Propos recueillis par Luisa Trisi