En prévision du lancement de son plus récent album chez ATMA, 4 Buenos Aires, le bandoneóniste et compositeur Denis Plante s’est entretenu avec ATMA de sa passion pour l’instrument et pour la musique qui en est devenu le synonyme : le tango.
J’ai déjà lu que vous vous êtes intéressé au bandoneón alors que vous suiviez des cours de tango. Pouvez-vous nous raconter comment ça s’est passé?
Eh bien, il y a quelques années à Montréal, j’ai voulu apprendre à danser le vrai tango argentin. J’ai tellement aimé cette danse que j’ai décidé de former mon propre ensemble. Je jouais alors de la guitare et je ne trouvais personne qui savait jouer du bandoneón. J’ai déniché un bandoneón de seconde main, j’ai fondé mon ensemble, et c’est comme ça que j’ai commencé à jouer du bandoneón dans mon propre ensemble!
Combien de temps ça vous a pris?
Deux semaines. J’ai commencé tout doucement en jouant quelques pièces au bandoneón puis à la guitare. Après deux mois de ce régime, j’arrivais à jouer le répertoire entier au bandoneón.
Comment expliquer cette passion que vous avez pour l’instrument?
J’étais déjà un multi-instrumentiste. J’ai grandi dans une famille de musiciens et je jouais un grand nombre d’instruments — par exemple, je chantais tout en jouant des percussions. Je travaillais avec mes parents depuis l’âge de 15 ans, en tournée partout au Canada et en Europe. J’étais donc déjà bien habitué à changer d’instruments et d’apprendre rapidement de nouvelles choses. Mais quand j’ai découvert le bandoneón, ç’a été comme tomber en amour… et c’était le seul instrument dont je n’avais jamais joué!
C’était tout nouveau, inédit, et très intéressant également pour le compositeur que je suis puisqu’il n’y avait que peu de répertoire écrit spécifiquement pour le bandoneón — c’était comme un monde nouveau qui ne demandait qu’à être exploré. C’était si excitant que j’ai même vendu ma guitare afin d’acheter un bandoneón. C’était une aventure sans retour possible — un peu comme Christophe Colomb traversant l’océan sans savoir ce qu’il allait trouver de l’autre côté!
Quelles sont les idées fausses les plus répandues au sujet du bandoneón?
Les gens pensent souvent que c’est un accordéon. Ce n’est pas du tout un accordéon; ça ne fait même pas partie de la famille des accordéons, mais de celle des concertinas. C’est un instrument à compression d’air comme l’accordéon, mais les boutons ne sont pas disposés de la même manière et son système d’anches libres le distingue également. En fait, ça se rapproche plus de l’harmonium; d’ailleurs, c’est l’évolution de l’harmonium. L’inventeur de l’instrument désirait créer un harmonium portatif capable de jouer de la musique religieuse à la maison ou lors de processions, ou bien encore dans de petites églises dépourvues d’harmonium. Mais l’instrument n’a pas eu le succès escompté dans sa vocation première; c’est plutôt dans les bordels de Buenos Aires qu’il est enfin devenu populaire. On ne sait pas exactement comment ça s’est produit, mais il semble que quelqu’un a vendu son bandoneón à Buenos Aires, et de là, il est devenu l’instrument de prédilection pour le tango.
Comment la ville de Buenos Aires vous inspire-t-elle comme musicien et comme compositeur?
Buenos Aires est une ville très vivante, qui a nourri les premières racines du tango. C’est le lieu de naissance de cette musique, et la plupart des paroles du tango parlent de la ville elle-même ou des gens qui y vivent; il y a donc là un lien très, très fort. Et c’est intéressant de songer que le célèbre compositeur de tango Astor Piazzolla a en fait grandi à New York. Ainsi, quand il est arrivé pour la première fois à Buenos Aires, il a dû ressentir le même émerveillement que moi quand j’ai découvert la ville. C’est une très grande ville avec une culture bien à elle, et le tango en est une composante majeure.
Vous avez mentionné quelque chose de très intéressant dans votre notice sur Piazzolla, que sa musique est « le souffle [de celui] qui souffre ».
Le tango se résume à la souffrance; chaque tango est une histoire d’amour triste avec une fin atroce! Mais ce n’est qu’une partie de l’explication. Le tango a aussi beaucoup à voir avec l’exil. C’est la musique de gens qui ont quitté tout ce qu’ils possédaient en Europe afin de venir habiter un nouveau monde en Amérique. En arrivant à Buenos Aires, la vie était loin d’être facile, et pour bien des gens, le tango ressemblait beaucoup au blues — c’était une musique qui parlait du triste sort des pauvres gens de la rue. Je voudrais ajouter que c’est également une musique très urbaine, c’est-à-dire que ce n’est pas la musique de l’Argentine, mais bien la musique de Buenos Aires. L’Argentine est un grand pays, et dans chaque partie de l’Argentine on rencontre des rythmes différents. Le tango est vraiment un phénomène issu de la ville.
Alors le tango est vraiment la musique de Buenos Aires…
En fait, le « tango » à l’origine désignait la danse à proprement parler. Jusqu’aux années 1920, on dansait le tango sur toutes sortes de musiques. La musique qu’on nomme tango n’est apparue qu’après; les compositeurs ont commencé à écrire une musique qui convenait aux pas de la danse et c’est ainsi qu’est née la musique de tango. Piazzolla a grandi à une époque où le tango était très populaire, mais quand il est parvenu à l’âge d’avoir son premier emploi de musicien de tango, le genre était déjà sur son déclin. C’était devenu une sorte de musique de cabaret, bien différente de ses origines en tant que véritable expression du peuple. Il s’est alors rapidement lassé de cette espèce de tango de pacotille et après dix ans à jouer dans ce genre d’orchestre, il s’est exilé en Europe et commença à livrer sa propre vision du tango, où se mêlaient des éléments de jazz et de musique contemporaine.
C’est cela que nous jouons sur ce nouvel album, 4 Buenos Aires. Tous les arrangements sont nouveaux; je les ai tous écrits spécialement pour ce CD, et donc ils n’ont jamais été enregistrés auparavant. C’est un hommage à Piazzolla, où il y a également une grande part de moi-même dans la musique.
L’année dernière, vous avez effectué une tournée en Pologne, en Russie et en Inde avec votre spectacle « Tango Boréal ». Pouvez-vous nous en parler?
C’était à la fois très amusant et très stimulant : j’ai pu jouer ma propre musique avec des orchestres à cordes en Europe! C’est très excitant de jouer cette musique dans un tel contexte, car il y a très peu de gens qui peuvent y arriver à un niveau si élevé en musique classique. On joue dans les milieux de la musique classique, comme solistes invités avec des orchestres à cordes, et il y a en réalité très peu d’occasions en Europe de faire coïncider ces deux mondes — la musique classique et le tango. Ç’a été très stimulant de le faire à notre manière, cette façon bien de chez nous de jouer le tango… très sophistiquée!
Le tango continue d’être populaire partout au monde. Comment expliquer un attrait si universel?
Tout d’abord, ça fait longtemps que ça existe, depuis déjà plus de cent ans. Aussi, je pense que le tango offre quelque chose d’unique dans un monde où les gens sont physiquement plus déconnectés, et cela malgré les liens que tissent les médias. Quand on danse le tango, le contact s’établit très étroitement avec une personne inconnue, mais il faut partager la danse, il faut être très clair dans ce que l’on attend de l’autre, car c’est une danse improvisée, sans chorégraphie. La danse est vraiment improvisée sur place… Dans un monde où il y a de moins en moins d’occasions de faire des rencontres face à face, le tango est une manière très codifiée de rencontrer l’autre et de partager avec lui.
Aussi, pour un musicien classique, cette musique comporte une chose très spéciale, le fraseo, le phrasé. Quand on lit une partition de tango, il est bien entendu qu’il ne faut pas jouer exactement ce qui est noté; il faut se l’approprier. C’est pourquoi je peux écouter n’importe quel ensemble ou interprète et je peux savoir les yeux bandés qui joue, car je peux reconnaître sa manière de phraser la musique. On peut vraiment percevoir ça sur ce disque : la pièce intitulée Loving est notée toute en rondes dans la partition, mais en écoutant, on entendra quelque chose de bien différent. Les musiciens doivent improviser à leur manière et vraiment s’approprier la musique. C’est très excitant pour la plupart des musiciens; on peut enfin véritablement s’exprimer par son interprétation. Il ne faut pas imiter, il faut trouver sa propre voix.
Des choses à rajouter?
Oui. Piazzolla avait lui-même reçu une formation classique très rigoureuse. Avant même d’écrire son Tango nuevo (nouveau tango), il avait composé une symphonie et étudié à Paris avec Nadia Boulanger. Il évoluait alors dans l’école néo-classique et c’était là sa principale source d’inspiration. Quand il est retourné à Buenos Aires écrire son Tango nuevo, il composait des fugues et des rythmes à la manière de Stravinski; sa formation classique était encore très présente. Piazzolla était également friand de jazz. Toute sa vie, il a voulu jouer avec des musiciens de jazz, ce qu’il a finalement fait quand il était déjà très connu. Bref, c’est une fusion intéressante de tout ce qu’il y avait de bon au XXe siècle.
© Atma Classique, Août 2012
Traduction Jacques-André Houle