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Pleins feux sur le chef Jean-Sébastien Vallée

Jean-Sébastien Vallée, D.Mus., est un chef, un érudit et un pédagogue de renommée internationale. Il est professeur agrégé de musique, directeur des études en chant choral et coordonnateur de la section Ensembles et direction à l’École de musique Schulich de l’Université McGill. Il est le directeur musical de la Société chorale d’Ottawa, et à titre de directeur du célèbre Chœur de l’église St. Andrew and St. Paul de Montréal, il a récemment enregistré Distance, son troisième album sur l’étiquette ATMA Classique.

Distance
est conçu sur le thème de l’isolement associé en partie à la pandémie de COVID-19. Ce programme
a cappella du Chœur de l’église St. Andrew and St. Paul explore divers aspects de l’isolement et du silence : la solitude, la réflexion, mais aussi la détermination et la volonté de briser le silence. Le répertoire choral de Distance va des motets de Bach avec basse continue aux œuvres des XXe et XXIe siècles écrites par Samuel Barber, Edward Elgar et plusieurs compositeurs contemporains. Le lancement de Distance aura lieu le 2 avril 2021.

Nous avons rencontré Jean-Sébastien Vallée pour discuter de l’expérience de la réalisation de cet enregistrement.

D’où est venue l’idée de monter un programme sur le thème de la distance?

J’ai commencé à penser à ce programme peu après le début de la pandémie de COVID-19. J’ai été profondément affecté par la situation en mars 2020, lorsque tout s’est arrêté et que, brusquement, les voix de millions de chanteurs du monde entier ont été réduites au silence. La pandémie a eu des conséquences désastreuses, et j’ai commencé à me sentir oppressé par l’isolement. La créativité et la musique étaient devenues des activités pratiquement impossibles, mais elles me sont apparues comme les seuls moyens de nous libérer de cette condition sans précédent.

L’inspiration de cet enregistrement est née des obstacles induits par la pandémie. On aurait dit qu’au moment précis où la musique subissait un arrêt complet, le besoin de création et d’expression s’était exacerbé. Il ne s’agissait pas de revenir au chant et de créer un enregistrement en dépit du contexte, mais plutôt d’affronter celui-ci directement. J’entrevoyais toutes les difficultés logistiques, musicales et affectives associées à l’enregistrement d’un album de musique chorale en pleine pandémie, mais il m’a semblé nécessaire de documenter cette situation et d’en créer un mémento musical. Certes, la voix humaine est le mode d’expression le plus risqué dans ce contexte, mais j’ai pensé qu’elle évoquerait particulièrement bien la vulnérabilité et les expériences humaines complexes vécues partout dans le monde.

Après une recherche initiale dans le répertoire, il est devenu évident que tout n’était pas négatif et dramatique. Certes, nous avons tous vécu le concept de la distance sous l’angle de l’absence, de la séparation et de la distance physique et spirituelle, mais les thèmes de l’espoir et de la résilience, l’appréciation des plaisirs simples et le développement de notre sens de la communauté et de notre visée commune étaient eux aussi tout à fait pertinents au regard de la situation, et nous les avons exprimés dans notre enregistrement.

L’enregistrement a été réalisé après plusieurs mois de séparation musicale et de silence dans les salles de concert. Pourriez-vous décrire les émotions que vous avez vécues lors de votre première répétition en personne, lorsque les voix des choristes ont retenti dans l’église?

C’était vraiment magique. Nous avions travaillé à plusieurs petits projets en préparation de l’enregistrement, mais la première lecture avec tout le groupe a été très émouvante. Lux Aeterna, une adaptation chorale de la variation « Nimrod » d’Elgar, est l’une des premières pièces que nous avons répétées. Quand nous sommes arrivés au point culminant de la pièce, nous avions de la peine à retenir nos larmes. Même avec la distanciation physique, nous pouvions sentir le pouvoir de la musique qui nous unissait tous. Les premières répétitions de ce projet ont été généralement réjouissantes, mais aussi stressantes. Même si nous respections un protocole sanitaire des plus stricts, nous savions que chanter ensemble comportait certains risques. Je pense que les sentiments contradictoires vécus par l’ensemble, de la joie à la crainte, transparaissent clairement dans notre interprétation de la musique enregistrée dans cet album.

Qu’est-ce qui donne au chant choral toute cette puissance exaltante et tonifiante?

La voix humaine est à la fois l’instrument de musique le plus simple et l’un des plus complexes. Je décris toujours un chœur comme une microreprésentation d’une société idéale : un groupe d’individus aux voix différentes et uniques, qui s’appliquent ensemble, avec diligence, à créer une harmonie et une unité d’intention. À la fois vulnérable et puissante, la voix humaine, en particulier dans la musique a cappella, parle directement à l’âme de l’auditrice ou de l’auditeur; c’est ce qui donne toute son émotion au chant choral. De plus, il n’y a pas de musique chorale sans un solide sens de la communauté au sein de l’ensemble; c’est pour cela que les ensembles choraux sont si uniques et si résilients.

Les séances d’enregistrement ont eu lieu au plus fort de la deuxième vague de la pandémie, alors que des protocoles de distanciation et de santé et sécurité très stricts étaient en place. Comment avez-vous vécu cette expérience avec les interprètes?

La distanciation était évidemment un défi. Les choristes ont l’habitude de bien entendre leurs collègues, mais comme le chœur était dispersé dans la nef afin de respecter notre protocole de distanciation, il leur était presque impossible de s’entendre. Mais cette situation s’est avérée un excellent exercice de confiance : chaque choriste devait s’exécuter avec assurance et indépendance, et faire confiance à ses collègues sans les entendre clairement. Après quelques répétitions problématiques, j’ai remarqué que le chœur chantait encore plus ensemble qu’auparavant : une impression très nette de leadership musical émergeait de l’ensemble et lui donnait une cohésion inégalée. Nous nous sommes même dit, à la blague, que le chœur devrait continuer de respecter le protocole de distanciation, même quand il ne serait plus obligatoire!

L’autre grand défi était de chanter en portant un masque. Les choristes enlevaient leur masque seulement pour enregistrer une prise. Tout le reste du temps – pour les répétitions, la prise de notes, etc. –, l’ensemble demeurait masqué. Évidemment, chanter dans un masque affecte la respiration, la justesse et l’élocution, ce qui a rendu le processus de répétition plus difficile, mais aussi formateur pour l’ensemble.

Le programme de Distance juxtapose des pièces chorales du XVIIe siècle à des œuvres des XXe et XXIe siècles. Pourquoi cette juxtaposition?

Nous voulions évoquer le concept de la distance de toutes les façons possibles. D’une certaine façon, l’étalement du programme musical sur plusieurs siècles illustre la distance temporelle. Ce concept se manifeste aussi dans des pièces du XXIe siècle qui amalgament des techniques de composition anciennes et nouvelles. C’est notamment le cas de la dernière pièce de l’album, Laudibus in sanctis, du compositeur letton Uģis Prauliņš, où les influences du rock se superposent à des sonorités médiévales.

Outre la distance temporelle, le répertoire explore aussi la distance physique dans plusieurs pièces pour double chœur. L’une de ces pièces est l’œuvre de Sulpitia Cesis, une sœur cloîtrée qui vivait à Modène au XVIe siècle et qui a composé une importante collection de motets. La musique de Cesis est influencée par sa vie de recluse; elle évoque parfaitement notre situation pandémique du XXIe siècle.

Comment avez-vous procédé pour sélectionner les compositions contemporaines, notamment Ni de l’est ni de l’ouest, dédiée à la mémoire des victimes de la fusillade de la mosquée de Québec en 2017?

Cet enregistrement avait pour objectif de créer un mémento de ce qu’ont vécu les membres de l’ensemble. Il importait donc de présenter des œuvres de compositeurs issus de communautés historiquement sous-représentées et d’aborder les enjeux sociétaux en lien avec la distance et la division. C’est pour cela que j’ai décidé d’inclure Ni de l’est ni de l’ouest, une commande faite au compositeur montréalais William Kraushaar, qui est membre du chœur. Cette pièce amalgame des poèmes de deux érudits musulmans, Saadi et Rumi, au texte du Psaume 133 et au dernier vers de l’Agnus Dei (« donne-nous la paix »). Cette œuvre appelle à construire des ponts, à éliminer la distance : «  »

En quoi la pandémie a-t-elle changé votre relation avec votre travail de chef?

Comme pour la plupart des musiciens, la pandémie m’a fait prendre conscience de toute l’importance qu’a la musique pour moi. Mon travail de chef est bien plus qu’un gagne-pain. C’est ce que je suis, c’est ma façon de m’exprimer, ça fait vraiment partie de mon ADN.

La dernière année m’a appris que je tiens trop souvent pour acquises mes activités musicales. Être réduit au silence pendant des mois m’a permis de me rendre compte de toute l’importance de la création musicale pour moi et pour notre société. L’automne dernier, quand nous avons repris nos activités chorales, j’ai découvert un sentiment renouvelé de gratitude envers ce que je fais et, surtout, envers les gens avec qui je travaille. Chanter renforce la communauté; c’est un puissant moteur de changement, que je trouve aujourd’hui plus pertinent que jamais. En ces temps difficiles, ce projet d’enregistrement nous a rassemblés, malgré notre distance physique obligée, et je suis ravi de souhaiter maintenant à notre auditoire la bienvenue dans notre univers musical distancié.

Entrevue réalisée par Luisa Trisi, Big Picture Communications
Traduction de Louis Courteau