ATMA Classique célèbre son 20e anniversaire cette année. Nous avons pensé profiter de l’occasion pour interviewer sa présidente, Johanne Goyette. Depuis qu’elle a fondé ATMA Classique en 1994, Johanne partage son temps entre la production de disques, la gestion de l’entreprise et la planification artistique. Son flair et son style de production sont des caractères distinctifs de la marque ATMA. Nous avons rencontré Johanne Goyette au cours de l’été, entre deux séances d’enregistrement.
Où êtes-vous née?
À Cowansville, dans les Cantons de l’Est, au sud de Montréal.
Comment vous êtes-vous intéressée à la musique?
Mes parents n’étaient pas musiciens, mais ils m’ont fait suivre des leçons de piano et, auparavant, des leçons de chant et de musique avec sœur Jeanne de France, une religieuse qui enseignait à mon école. À l’époque, les sœurs déployaient beaucoup d’énergie dans l’enseignement de la musique. Tous les jours, nous avions des leçons de solfège, par exemple. C’était une façon de développer les gestes musicaux : chanter, lire la musique. Je me souviens que, toute jeune, j’allais à la messe avec mon père et j’étais déjà capable de reconnaître les notes et de les solfier. Je pense que j’avais l’oreille absolue quand j’étais enfant; j’avais conscience de la hauteur des sons qui étaient joués à l’orgue.
Quels instruments avez-vous étudiés?
J’ai pris des leçons de piano pendant toute mon enfance et j’ai étudié le piano à l’Université de Montréal, où j’ai eu pour professeur Antoine Reboulot. Il était de l’école des grands organistes français, mais c’était aussi un pianiste et un professeur de piano. Je crois qu’il était assez intelligent pour voir que je ne ferais pas une carrière de pianiste, de sorte qu’il ne m’imposait pas trop de gammes ou d’exercices ennuyeux. Il mettait l’accent sur la musicalité. Je dirais qu’il est toujours vivant en moi : pendant les séances d’enregistrement, il faut que je porte des jugements très vite; il a eu beaucoup d’influence sur moi, c’était un bon enseignant. Les enseignants qui continuent de nous nourrir toute notre vie sont rares, mais il était un de ceux-là.
Pendant mes études à Montréal, nous avions des cours d’histoire de la musique et, quand il a été question de Messiaen, j’ai découvert les ondes Martenot [un des premiers instruments électroniques, qui porte le nom de son inventeur, le musicien français Maurice Martenot]. J’ai eu le coup de foudre pour cet instrument! Il était enseigné au Conservatoire de Montréal, alors je me suis débrouillée pour suivre quelques leçons ici et là pendant mes études à l’université, puis je suis allée étudier les ondes Martenot au Conservatoire pendant quelques années. En 2008, j’ai réalisé un enregistrement de mon ancien groupe d’amis ondistes! [La Fêtes des Belles Eaux]
Vous avez été réalisatrice à Radio-Canada pendant 14 ans. Quelle influence cette expérience a-t-elle eue sur votre rôle chez ATMA?
Bien sûr, mon travail à Radio-Canada m’a permis de traiter toutes sortes d’aspects de la production musicale. J’ai appris à donner du rythme à une émission qui marie la musique et les textes. Le contact avec les annonceurs a été important pour moi : ils savent construire les phrases pour communiquer simplement, intégrer la musique au contenu, trouver le fil conducteur d’une émission.
J’ai aussi vécu beaucoup d’expériences d’enregistrement. Je trouve que le rythme de ce média est intéressant. Cette expérience m’est utile quand je dois établir l’ordre du programme d’un disque : ça ne se fait pas simplement sur papier. Quand on écoute un disque, ce n’est pas comme si on écoutait un programme de concert du début à la fin. C’est une tout autre expérience.
Quand vous préparez une séance d’enregistrement pour un disque, quels sont les éléments à prendre en considération?
Avant tout, le choix du lieu d’enregistrement : je fais cela depuis vingt ans et, depuis vingt ans, l’église Saint-Augustin, près de Montréal, est un de mes lieux d’enregistrement préférés; elle a une excellente sonorité. Je suis très chanceuse : les responsables nous laissent les clés et je ne me sens pas pressée; ce sont des gens formidables. Je fais aussi beaucoup d’enregistrements à Saint-Irénée (au Domaine Forget), ainsi que dans d’autres salles ou églises de Montréal. Mais la première question est toujours la même : où pourrions-nous enregistrer ce projet? Selon le lieu choisi, je louerai peut-être des tissus absorbants ou des plateformes s’il s’agit d’un orchestre. J’utilise beaucoup de tissus maintenant : j’ai élaboré un assortiment complet qui s’adapte à l’acoustique des différents espaces.
Aussi, si je ne connais pas la partition, je l’apprends en écoutant différentes versions sur disque. J’assiste parfois aux répétitions. J’aime bien voir les interactions entre les musiciens – je trouve toujours cela passionnant. S’il m’est impossible d’assister à une répétition complète, j’obtiens la partition et je l’apprends, simplement pour être capable de la lire très rapidement pendant l’enregistrement. Bien sûr, si j’enregistre avec un chef, que la séance achève et que le chef me demande si une section de l’œuvre est réglée, il faut que je puisse lui répondre en cinq secondes ou moins. Parfois, les musiciens se fatiguent et comptent sur moi pour diriger la séance; je dois donc être capable de juger s’il vaut mieux interagir avec eux ou simplement écouter leurs observations et prendre des notes.
Johanne déplace un microphone pendant l’enregistrement de l’album à paraître de Marie-Josée Lord, Amazing Grace (Église Saint-Jean-Baptiste)
À part cela, quel est votre rôle pendant une séance d’enregistrement?
Pour commencer, nous faisons un test de son; nous nous efforçons d’aller le plus vite possible, mais c’est parfois un long processus parce qu’on n’arrive pas à trouver la sonorité qu’il faut. Alors nous prenons le temps de trouver le bon son. Les musiciens ont des opinions très variées sur la qualité sonore; à titre de productrice, je dois me faire très vite une idée : ça me plaît ou non? Si ça ne me plaît pas, qu’est-ce qui cloche? Comment faire mieux? Il faut agir rapidement, parce que l’oreille se fatigue. Dans une salle qu’on connaît, on commence par le travail des microphones, c’est plus facile. Quand on s’installe dans une nouvelle salle, ça se complique parfois. Nous n’avons pas de recette toute faite. Je mesure des paramètres, mais je ne suis pas automatiquement les mesures. D’abord, la température ou les conditions météo font une différence : par temps très humide, le son est très différent. Il faut se fier beaucoup à ses oreilles. Ça me plaît beaucoup; je me sens confiante sur ce plan-là maintenant.
Ensuite, il faut enregistrer le disque! Nous avons trois jours pour mettre une heure de musique sur un disque. Au cours de ces trois journées, nous retenons les prises qui ont la meilleure énergie. On peut assister à un opéra de deux heures en salle et, au terme de ces deux heures de concert, en ressortir satisfait. Mais souvent, si on l’enregistre, on constate certaines imperfections vers la fin, dans la hauteur des sons, l’ensemble, la qualité sonore. Dans les enregistrements que je réalise et que j’écoute, nous sommes très soucieux de la perfection de l’exécution, mais nous recherchons aussi une énergie qui équivaut à celle d’un concert. Nous enregistrons tout, deux ou trois fois, puis nous réparons les petites imperfections. Si une œuvre est très longue, nous la découpons en portions plus courtes pour donner la meilleure énergie possible à chaque section.
De gauche à droite: Carlos Prieto (ingénieur du son), Johanne Goyette et Michel Ferland (directeur de production) écoutent une prise pendant l’enregistrement d’Amazing Grace
Pourriez-vous nous décrire comment vous travaillez avec les musiciens pendant une séance d’enregistrement?
Avec les musiciens d’expérience, nous travaillons en équipe et je me contente de prendre des notes. Il faut prendre en note ce qui est bon et ce qui l’est moins, en vue du processus de montage. Il faut aussi être très sensible aux réactions des musiciens pendant toute la durée de la séance. Si on fait trop de prises, ils perdent de leur énergie. En général, si on laisse les musiciens à eux-mêmes pendant ce processus, ils sont complètement épuisés au bout de trois jours. Nous devons donc éviter de répéter trop de fois les mêmes choses; il faut prendre en note ce qui fonctionne ou pas. En général, je préfère que les musiciens n’écoutent pas trop souvent les prises pendant la séance, parce qu’il faut qu’ils soient capables de se laisser aller quand ils jouent. S’ils écoutent la même prise plusieurs fois, ils ont tendance à trop l’analyser, et après cela, leur jeu n’a plus la même énergie. Donc, mon travail consiste à contrôler et à guider le processus pour tirer le meilleur de ce que les musiciens veulent faire. Je n’exprime jamais d’opinion sur l’interprétation ou sur la façon de jouer la pièce, parce que c’est leur disque à eux.
Pendant l’enregistrement de l’album (Église Saint-Jean-Baptiste)
Vous avez le don de repérer les jeunes talents et d’être parmi les premiers à enregistrer des artistes émergents, par exemple le chef Yannick Nézet-Séguin et la pianiste Beatrice Rana. Recherchez-vous une qualité en particulier?
Je pense que les bons musiciens ont un charisme que tout le monde peut voir. C’était tout à fait évident avec Beatrice Rana. J’aime bien prendre des risques, et la prise de risques doit se faire des deux côtés. ATMA est une petite étiquette, et je n’ai pas la prétention de réaliser un large spectre d’enregistrements, alors c’est important pour moi de choisir ce que j’aime enregistrer. Il faut toujours que j’aie une raison de réaliser un projet.
Vous recevez d’innombrables propositions de projets d’enregistrement. Que recherchez-vous?
Chaque semaine, nous recevons trois ou quatre propositions, qui viennent de partout dans le monde; récemment, nous en avons eu beaucoup d’Italie et d’Allemagne. Michel Ferland, notre directeur de la production, les examine, et les trois quarts ne vont pas plus loin. Mais même une seule bonne proposition par semaine, c’est beaucoup plus qu’on ne peut en accepter! Je parle bien sûr des nouvelles propositions, et non de celles d’artistes qui enregistrent déjà chez nous.
Je dois choisir des projets que je pourrai réussir à mettre en marché, qui ont un attrait particulier. Cela signifie qu’il faut être en mesure de placer des disques en magasin en quantités suffisantes au Canada et aux États-Unis. Les enregistrements de certains musiciens se vendent très bien à l’étranger; je pense par exemple à la pianiste Janina Fialkowska au Royaume-Uni et en Allemagne. Il faut que j’arrive à vendre des disques quelque part. Par exemple, la musique contemporaine est très intéressante et il faut l’enregistrer, mais les magasins n’en veulent pas. Avoir une étiquette, ça signifie qu’on a un véhicule pour placer des disques en magasin ou dans Internet – qu’on est capable de vendre cette musique. J’ai tendance à choisir des projets de musiciens ou d’ensembles qui font des tournées, qui savent se servir des médias, qui s’intéressent à l’industrie de la musique, qui jouent des concerts un peu partout. Nous avons besoin d’artistes actifs. Même si le concept est très intéressant, il nous faut le vendre. Par exemple, j’ai reçu une proposition d’un quatuor de guitares de Gatineau qui s’appelle Fandango. Ces musiciens sont formidables. Ils partent en tournée cette saison, ils sont enthousiastes, ils sont actifs : ça va fonctionner.
Quelles sont vos observations à propos de l’évolution de l’industrie du disque?
Pour survivre, une étiquette doit être distribuée électroniquement, pour qu’il soit facile d’acheter ses enregistrements n’importe où. Ce n’est pas trop compliqué : nous envoyons nos fichiers au distributeur et, trois semaines plus tard, ils sont partout sur la planète, jusqu’en Chine et en Nouvelle-Zélande; nos enregistrements se vendent dans plus de 80 pays. Cet automne, à l’occasion de notre 20e anniversaire, nous allons lancer des compilations uniquement en numérique sur iTunes; ces publications n’auront aucun équivalent physique.
Le marché s’oriente de plus en plus vers la lecture en transit, le streaming, de sorte que l’exposition augmente, mais les revenus ne suivent pas nécessairement. Toutes les étiquettes vivent cette situation. Cette tendance vers la distribution numérique et la lecture en transit a changé ma façon de réaliser mes enregistrements. Par exemple, je ne fais plus d’albums concepts comme avant, avec beaucoup de pistes, parce qu’il est impossible de vendre la version numérique d’un disque dont trop de pistes ne durent que 30 secondes.
En musique classique, je dirais que le tiers de mes recettes vient de la vente d’albums complets en téléchargement. Les recettes d’albums sont encore importantes, ce qui montre que les gens aiment encore acquérir des albums complets plutôt que des pistes individuelles comme cela se fait davantage en musique pop.
C’est étrange que le marché électronique s’appuie encore sur le modèle physique de l’album : nous avons encore des pochettes, des pistes, etc. Nous devons repenser l’offre. Les gens veulent encore écouter de la musique, et la musique est présente partout. Mais actuellement, l’industrie se trouve dans une impasse. Le temps nous dira où elle ira…
Quelles sont vos réflexions à propos de l’avenir?
Je pense que j’aurai encore pendant des années l’énergie qu’il faut pour enregistrer de la bonne musique avec de bons musiciens. Cette activité me plaît beaucoup. Bien sûr, à 80 ans, je ne serai plus capable d’aller aux séances d’enregistrement de la même façon! J’ai 60 ans, j’ai encore dix bonnes années devant moi, et j’ai des gens qui m’aident bien au bureau et pendant les enregistrements. Enregistrer des cantates de Bach comme je l’ai fait récemment, ça, je ne m’en lasserai jamais!